- ÉPIQUE (THÉÂTRE)
- ÉPIQUE (THÉÂTRE)ÉPIQUE THÉÂTREÀ partir d’un refus de l’art dramatique traditionnel, Brecht élabore et définit, après l’expérience de ses «pièces didactiques», les principes d’une dramaturgie originale. À la forme dramatique du théâtre qui est action, il substitue la forme épique qui est narration et qui traduit une nouvelle représentation du monde jointe à une nouvelle éthique. Historiquement, le théâtre épique s’inscrit dans les luttes sociales qui suivent la Première Guerre mondiale.À travers une pratique théâtrale étroitement liée aux combats de la classe ouvrière allemande de 1919 à 1929, le metteur en scène Erwin Piscator en pose les fondements, rejetant d’une part le style expressionniste, soupçonné d’être le reflet des problèmes individuels de l’artiste et d’autre part le naturalisme des années 1890, dépourvu de débouchés pratiques. En rupture avec le psychologisme comme avec la caricature, avec le cri de pitié comme avec la peinture de caractères, le style de jeu qu’il impose est dénué de sentimentalité, dur et direct, concret. Il fait largement appel au mode narratif et prône une pleine utilisation des ressources techniques nouvelles (cinéma, projection, tapis roulant, scène tournante, etc.) en vue de transformer radicalement l’appareil scénique. La «boîte optique» à l’italienne, qui constitue la scène en lieu d’illusion offert au regard du spectateur, éclate; la fosse d’orchestre est comblée. Piscator avoue ses fins didactiques et politiques. Dans l’intention de «montrer d’abord ce qui doit être dans ce qui est déjà », il fait appel, selon ses besoins, au répertoire moderne ou à l’ancien: ainsi qu’il le soulignera plus tard, «la distinction rigoureuse entre l’épopée et le drame a sa racine dans une application en partie incomplète, en partie fausse de l’esthétique aristotélicienne, dont l’inconsistance est patente, au moins depuis Shakespeare» (1955). Dans cette dramaturgie, néanmoins, l’homme ne perd pas ses caractéristiques, ses sentiments, qui sont montrés sous un autre angle, dans les rapports de l’homme avec la société. «L’homme, écrit Piscator dans Le Théâtre politique (Das politische Theater , 1929), a sur la scène l’importance d’une fonction sociale.» Cette idée reste au cœur de la réflexion de Bertolt Brecht, qui va radicaliser la théorie du théâtre épique à partir du bilan de l’expérience de Piscator: «Quelle qu’ait été la manière dont ce théâtre politique fonctionna, il aida seulement sur le plan social les masses prolétariennes à s’introduire précisément dans les positions que l’appareil de théâtre avait créées pour les masses bourgeoises» (W. Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht ). Dans la conception traditionnelle du théâtre («forme dramatique»), l’action est le produit de conflits entre des personnages; elle se déroule jusqu’à la résolution des conflits qui réinstaure l’ordre (catharsis aristotélicienne), «jusqu’à ce que toute cette agitation aboutisse à un apaisement final» (Hegel). «La scène apparaît comme le microcosme de la société à laquelle appartiennent [les] spectateurs. Elle est à la fois le reflet et la vérité de la salle» (B. Dort, 1960). Après avoir détraqué ce miroir au moyen d’un simple retournement (ainsi dans L’Opéra de quat’ sous , 1928), Brecht sent la nécessité de le casser, de rompre avec l’appareil théâtral, avec la structure dramatique, tant dans la mise en scène et le jeu que dans l’écriture. La «forme épique» se réfère au matérialisme dialectique. À la notion de conflit elle substitue celle de contradiction. Elle prend acte des contradictions entre la scène et la salle, entre les spectateurs, entre les personnages; le personnage lui-même, confronté à une réalité contradictoire, a des comportements contradictoires. Scène et salle doivent s’éclairer mutuellement, collaborer et se différencier à la fois. La scène n’est plus un lieu d’illusion signifiant le monde, mais «un lieu d’exposition favorablement agencé». Le public n’est plus une masse hypnotisée, «faussement homogène», conviée à s’identifier avec des héros, mais une assemblée de personnes intéressées, qui pensent diversement et à qui l’on demande de prendre position sur ce qui est montré; un public détendu doit pouvoir contrôler les événements aux moments décisifs, à partir de sa propre expérience, et non de sa seule culture. D’où l’importance accordée au gestus (ensemble de gestes empruntés à la réalité, socialement signifiants et entretenant des rapports dialectiques avec l’action); le geste est le matériau de base d’un théâtre qui ne veut plus développer des actions mais représenter des états de choses (non pas les reproduire, comme faisait le naturalisme, mais les faire découvrir): «l’acteur doit pouvoir espacer ses gestes comme un typographe espace les mots» (Benjamin), il doit pouvoir sortir de son rôle, «montrer une chose et [...] se montrer lui-même» (Brecht). Le théâtre épique est donc un théâtre qui garde conscience qu’il est théâtre; c’est un théâtre «littérarisé», dont chaque invention technique ou esthétique a une fonction précise, qu’il s’agisse de l’utilisation des panneaux comme de notes en bas de page, ou des interruptions destinées à ménager un espace à la réflexion, ou encore des divers procédés de «distanciation» qui permettent au spectateur de prendre du recul vis-à-vis de la représentation, provoquent son étonnement, l’incitent à découvrir «comment ça fonctionne». Tout en condamnant le théâtre de «pur divertissement», c’est-à-dire faisant diversion, Brecht insiste sur la nécessité pour le théâtre d’être un divertissement tout en instruisant. Le plaisir que propose le théâtre épique réside peut-être pour une bonne part dans une sorte de vibration du sens et dans la mise en éveil de l’«intellection»: au lieu d’enfermer le spectateur dans l’opposition stérile entre la forme et le contenu de la conscience, il entend lui ouvrir la perspective historique d’un monde et d’un homme transformables.
Encyclopédie Universelle. 2012.